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Orthodoxie

Gaulupeau, froid réaliste, théoricien savant et sec, méprisait Buvat, poète. Quand il passait à son abord, il tapotait son front du bout de son index et souriait à longues dents, sans rien dire. Mais s'il trouvait Buvat installé avant lui en une place qu'il convoitait, son mépris devenait volubile :

–Au fou! Au fou! grognait Gaulupeau. Ce vieil outil pêche comme un pied. Vous avez vu sa ligne? Une corde à puits au bout d'une poutre. Pour qu'un poisson morde là-dessus faudrait qu'il soit las de la vie ! Du moment qu'on est assez moule pour se monter en pêcheur de baleines, on se tient peinard, on se cache, on s'en va dans les trous du rio taquiner la perche arc-en-ciel, on ne vient pas barboter dans la Loire, on cède la place à ceux qui savent pêcher.

Gaulupeau, lui, savait. Tous les traités des maîtres, tous les précis des spécialistes, il les avait lus, annotés, il en avait extrait la moelle. Il connaissait toutes les empiles, tous les bas de ligne, les tackles et les paternoster. Comment on lance à une main, à deux mains, en balancé à droite ou à gauche, verticalement par-dessus la tête, il le savait; et pareillement quelles mouches conviennent à tel ou tel mois de l'année, à tel jour dans le mois et telle heure dans le jour. Gaulupeau ne pêchait jamais au lancer, ni à la mouche artificielle; mais il en aurait remontré, sans gêne, aux meilleurs praticiens de la mouche et du lancer.

Il ne s'en privait pas, disait son mot sans qu'on l'en priât. Ses sentences tombaient dru, aussi raides que la Justice : « C'est convenable... C'est tout de travers. » S'il arrivait qu'en dépit de ses hérésies un pêcheur prît du poisson, Gaulupeau disait : « C'est injuste. » Et quelquefois, devant une chance par trop scandaleuse, il décrétait en pâlissant : « C'est criminel. »

Il détenait la Coutume et la Loi. Cela lui donnait une grande force. Jamais il n'hésitait, ne bronchait. A chacun des problèmes qui champignonnent sur la pêche à la ligne, il accrochait un terme définitif, un vocable inconnu qui imposait dès l'abord et laissait l'auditeur pantois. Comment oser l'interroger plus loin? Comment dire à un homme si savant : « C'est entendu, j'ai méconnu la psychologie de la brème. Mais que faire pour ne la point méconnaître, pour prendre des brèmes à ma ligne? » Lorsqu'un simple, en proie à une rage de dents, apprend de son médecin qu'il souffre d'une odontalgie, qu'il fait de la périostite, c'est un drôle de gaillard si sa joue ne désenfle pas, s'il n'en a pas pour son argent.

Gaulupeau, devant lui, ne rencontrait point d'esprits forts. Il jouissait parmi les pêcheurs d'un prestige incontesté. Les autres étaient fiers de son vaste savoir comme si le lustre en eût brillé sur eux. Aux étrangers que ramenaient les vacances, ils montraient Gaulupeau et vantaient ses mérites.

« C'est un homme, disaient-ils, qui connaît toute la pêche, toutes les pêches et davantage. Faites-lui voir n'importe quelle mouche, achetée n'importe chez quel marchand, en France et même en Angleterre, il vous dira tout de suite son vrai nom. Vous pensez : c'est une mouche-araignée noire; pas du tout, c'est un Black Palmer... Une mouche-araignée rousse; pas du tout, c'est un Cook y Bondhu. Ici nous n'avons pas de truites, on ne voit guère que des mouches-araignées. Mais il connaît aussi les mouches à ailes bonnes pour la truite, celles qui donnent le mieux dans les rivières normandes, et celles qui réussissent dans les rivières d'Auvergne. C'est incroyable ce qu'il est instruit. Il a chez lui des livres sur un rayon, long comme ça, toute une bibliothèque, comme il dit, une bibliothèque halieutique ! »

Gaulupeau lisait, luxueusement. Il était naturel qu'il parlât « comme un livre ». Jamais, sans lui, Pécotte ou Varachaud n'auraient su qu'à Paris, au Bois de Boulogne de Paris, des sportsmen en vareuses spéciales, avec des emmanchures spéciales, mesuraient en des tournois spéciaux leur vigueur et leur adresse. Quand ils s'ébahissaient et demandaient: «Pour quoi faire ? », Gaulupeau daignait leur expliquer la vertu de l'effort pour l'effort, la beauté d'une performance, la poésie d'un record battu :

–Alors non, ça n'est rien d'être le gentleman qui lance la mouche sèche le plus loin dans le monde ? Qui place le devon, à soixante mètres, dans un rond grand comme une assiette? La distance, la précision, ça n'est rien ? Et la distance unie à la précision ? Et le progrès, hein, vous vous en fichez, du Progrès? S'il n'y avait que des routiniers comme vous, nous n'aurions pas les lignes que nous avons ; nous pourrions, à côté de Buvat, tremper des câbles dans les mares ! Ces gentlemen dont vous souriez, messieurs, je leur tire ma casquette, moi, Gaulupeau. C'est grâce à eux, à leurs compétitions désintéressées, que les chercheurs sortent de l'ornière, que les fabricants rivalisent en des concurrences fécondes, et qu'ils nous donnent, à nous, ces moulinets de plus en plus sensibles, ces cannes de plus en plus nerveuses, ces racines de plus en plus fines.

– Ah ! disaient humblement Pécotte et Varachaud.

Ils admiraient cet homme disert, et qui, pêchant selon les règles, prenait pourtant plus de poisson qu'eux.

Gaulupeau pêchait au coup, avec un bonheur mérité. Sa canne était « tiercée », car l'équilibre des cannes dont les brins sont d'égale longueur ne peut être que défectueux. Elle comportait trois scions, plus ou moins souples ou rigides, et Gaulupeau jouait d'eux comme d'un clavier. Il avait, dans sa trousse aux pochettes innombrables, tous les numéros d'hameçons, tous les calibres de racines et de florences, toute l'échelle des cendrées et des plombs.

Il arrivait au bord du fleuve, examinait les rouches brin à brin, cherchant au creux des feuilles les pâles cadavres d'éphémères pour savoir si la manne avait floconné dans la nuit. Peu d'éphémères, ou pas du tout : le poisson n'était point gavé, la pêche devait être bonne. Alors Gaulupeau sondait. Il choisissait la plume selon le vent, l'agitation ou le calme de l'eau, dosait le lest selon la plume, nouait les racines et montait l'hameçon selon l'appât et les victimes élues :

–Pour l'ablette, disait-il, racines cinq X, hameçon n° 18. Pour le gardon, bas de ligne en queue de rat, gradué de deux à quatre X, hameçon n° 14. Pour la brème, même la grosse brème, queue de rat de un à trois X, hameçon n° 11. Je connais des gâcheurs qui se montent à plusieurs fins, avec des racines moyennes, des numéros d'hameçons bâtards : ils collent du deux X d'un bout à l'autre du bas de ligne, un hameçon 11 ou 12, à moins que ce ne soit 10 ou 13, et aïe donc, mordra qui voudra ! Il y a de quoi transpirer. Allez atteler un âne avec les harnais d'un cheval ! Je sais que l'âne aime les chardons. Si j'avais à pêcher l'âne, je mettrais des chardons à ma ligne : un enfant de deux ans comprendrait.

Ainsi parlait Gaulupeau, hardi dans ses comparaisons. Et il disait encore, avec son sourire à longues dents :

– Ce qu'il faut voir ! Ces abominations ! Des gens qui pêchent n'importe quoi, avec n'importe quoi, par n'importe quel temps ! Qui accrochent leur appât comme un boucher accroche la viande à son étal ! Je les ai vus, pour mon purgatoire : un asticot, ils l'enfilent tout du long, ils le vident et le paralysent. Et alors, au lieu d'une esche frétillarde, pleine de suc, appétissante, qu'est-ce qu'ils offrent aux poissons délicats? Une petite guenille de peau morte dont une suète ne voudrait pas !... Monsieur Bailleul, vous qui comprenez les choses, accrochez toujours l'asticot en travers, près de la tête ; laissez-le libre de ses mouvements.

Bailleul, comme les autres, avait subi le prestige de Gaulupeau. Il l'écoutait, le regardait pêcher, parce que toute maîtrise l'attirait, et que cet homme, à sa façon, était un maître.

– Ne ferrez jamais dur à la touche, prononçait gravement Gaulupeau. En ferrant dur sur une pièce à gueule tendre, on lui casse la gueule, c'est forcé. Tandis qu'en ferrant doux avec un hameçon qui pique bien, on accroche la prise à tout coup, même si on a ferré sur une pièce qui a la gueule dure. Soyez fin, fin, le plus fin possible. Il faut que le poisson ne voie pas votre ligne dans l'eau. J'irai plus loin : ne craignez pas d'être trop fin. Votre ligne cassera quelquefois, mais les touches se multiplieront de telle sorte que vous récupérerez, et au-delà, vos pertes. A vous, d'ailleurs, de travailler du poignet, de la canne, du moulinet, d'être moelleux et persuasif, d'amener les bêtes à l'épuisette. Rappelez-vous que l'élément liquide n'a pas, à beaucoup près, la même densité que le gazeux, qu'un poisson dans l'eau ne pèse rien. Ah! j'en aurais des choses à vous dire! Ainsi, par exemple, le temps, l'influence du temps sur les poissons et par conséquent sur la pêche, ce qu'on pourrait appeler la météorologie du pêcheur...

Bailleul, à force d'écouter, en était arrivé à connaître par cœur les antiennes de Gaulupeau. Son assurance l'agaçait, son dogmatisme raide, et aussi ses scrupules étriqués, ses dosages, ses changements perpétuels de plombées, de racines et d'hameçons, cette façon qu'il avait de couper les cheveux en quatre. Il ne médisait point de cette minutie, il l'admettait, mais pour Gaulupeau. D'autres pêches l'attiraient, plus libres, plus fantaisistes. La sympathie n'y était point.

C'est pourquoi son respect sincère s'accommodait fort bien d'une irrévérence gamine. Il poussait Gaulupeau, l'aidait à se jucher en selle :

– Dites, monsieur Gaulupeau, le meilleur temps pour la cuiller ?

Et Gaulupeau entonnait ses morceaux de bravoure :

– Quand les crues automnales ont entraîné les herbes, quand les eaux étales sont claires, quand un vent vif frise leur surface...

– Et la pêche à la perche, monsieur Gaulupeau ?

–Lorsque d'épais nuages noirs s'amoncellent sur l'horizon, quand les éclairs sillonnent le ciel, quand les éléments déchaînés...

Cela évoquait en Bailleul, burlesquement, une belle phrase de son manuel d'histoire. Il accompagnait Gaulupeau en sourdine, et récitait avec délices :

– Le 7 décembre, sur l'avenue de l'Observatoire, le héros d'Elchingen, de Hohenlinden, de la Moskova, de Krasnoïé et de Waterloo...

–... Quand les vagues, continuait Gaulupeau, quand les vagues s'entrechoquent aux sifflements du vent, quand les rafales de pluie furieuses...

Et Bailleul, cependant :

–... Ney, soldat incomparable, criminel irresponsable, tombait, frappé de six balles...

–... N'hésitez pas, pêchez la perche ! achevait fougueusement Gaulupeau.

–... « Soldats, droit au cœur ! » achevait à mi-voix Bailleul.

C'étaient encore de bons moments, sérieux et fous, et jeunes. Aujourd'hui Gaulupeau a renié son passé, il a prouvé hautement son honnêteté et son courage. Après avoir été l'homme « le plus fin » du pays, il s'en est fait « le plus sensible ».

Car il a lu, avec quel trouble ! les études de M. Matout. Il a répudié avec lui le dogme de l'invisibilité pour celui de la sensibilité tactile. Ainsi naissent les révolutions. La crise victorieusement subie, Gaulupeau, malgré son grand âge, est plein d'un enthousiasme juvénile, d'une ferveur de néophyte : voyons, voyons, comment les sens des poissons, êtres aquatiques, seraient-ils les mêmes que les nôtres puisque nous sommes des êtres aériens? Comment, dès lors, baser une méthode de pêche sur une comparaison directe entre les sens des poissons et les nôtres ? « C'est vrai ! C'est vrai ! » s'écrie Gaulupeau. Des écailles lui sont tombées des yeux. Il voit, il croit, il est désabusé. Il lui reste de beaux jours à vivre.